Source : The New York Times, le 23-01-2016.

Manif Chiites à karachiDes musulmans chiites de Karachi au Pakistan ont manifesté contre la décapitation, ce mois-ci, d’un religieux dissident par les Saoudiens. L’administration Obama ne l’a pas publiquement condamnée. Crédits : Rizwan Tabassum/Agence France-Presse — Getty Images

Washington — Lorsque le Président Obama a secrètement autorisé la Central Intelligence Agency à commencer à armer les combattants rebelles de Syrie en 2013, l’agence d’espionnage savait qu’elle aurait un partenaire disposé à aider à financer l’opération clandestine. C’était le même partenaire sur lequel la CIA s’est appuyée pendant des décennies pour son argent et sa discrétion dans les conflits lointains : le royaume d’Arabie saoudite.

Depuis lors, la CIA et son homologue saoudienne maintiennent un accord inhabituel pour la mission d’entraînement des rebelles, à laquelle les Américains ont donné le nom de code Timber Sycamore. Avec cet accord, selon d’actuels et anciens hauts fonctionnaires, les Saoudiens fournissent à la fois des armes et de grosses sommes d’argent, et la CIA dirige l’entraînement des rebelles au maniement des fusils d’assaut AK-47 et des missiles antichars.

Le soutien aux rebelles syriens n’est que le chapitre en cours d’une relation qui dure depuis des dizaines d’années entre les services d’espionnage d’Arabie saoudite et les États-Unis, une alliance qui a traversé le scandale Iran-Contra, le soutien des moudjahidines contre les Soviétiques en Afghanistan et les combats par procuration en Afrique. Quelquefois, comme en Syrie, les deux pays ont travaillé de concert. D’autres fois, l’Arabie saoudite a simplement signé des chèques, souscrivant aux activités clandestines américaines.

Les secrets du royaume

Des décennies de coopération discrète

Les programmes conjoints d’armement et d’entraînement se poursuivent, auxquels d’autres nations du Moyen-Orient contribuent, alors que les relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite — et la position du royaume dans la région — fluctuent. Les liens traditionnels, pétrole bon marché et géopolitique, qui ont longtemps rapproché les pays se sont desserrés avec le déclin de la dépendance américaine au pétrole étranger et avec les mouvements discrets de l’administration Obama pour un rapprochement diplomatique avec l’Iran.

Et pourtant l’alliance persiste, maintenue à flot sur une mer d’argent saoudien et par une reconnaissance des intérêts propres de chacun. En plus des vastes réserves de pétrole de l’Arabie saoudite et de son rôle de repère spirituel pour le monde musulman sunnite, cette relation ancienne en matière de renseignement aide à comprendre pourquoi les États-Unis ont été réticents à critiquer ouvertement l’Arabie saoudite sur ses violations des droits de l’homme, son traitement des femmes et son soutien à la souche extrême de l’islam, le wahhabisme, qui a précisément inspiré plusieurs des organisations terroristes que combattent les États-Unis. L’administration Obama n’a pas publiquement condamné la décapitation, ce mois-ci, par l’Arabie saoudite, d’un religieux dissident chiite, le cheikh Nimr al-Nimr, qui avait défié la famille royale.

Même si les Saoudiens ont affirmé publiquement contribuer à l’armement de groupes rebelles en Syrie, l’étendue de leur participation à la campagne d’actions clandestines de la CIA et leur soutien financier direct n’ont pas été révélés. Des interviews d’une demi-douzaine responsables américains en poste et à la retraite, et des sources provenant de plusieurs pays du golfe Persique ont permis d’en reconstituer les détails. La plupart se sont exprimés sous couvert d’anonymat parce qu’ils n’étaient pas autorisés à parler du programme.

Dès que l’opération de la CIA a commencé, l’argent saoudien l’a soutenue.

« Ils ont compris qu’ils ont besoin de nous, et nous comprenons que nous avons besoin d’eux, » a déclaré Mike Rogers, originaire du Michigan, ancien membre républicain du Congrès et président du House Intelligence Committee quand l’opération de la CIA a commencé. M. Rogers a refusé de discuter des détails du programme classifié.

Les hauts fonctionnaires n’ont pas révélé le montant de la contribution saoudienne, bien plus importante que celle des autres nations, au programme d’armement des rebelles contre l’armée du président Bachar el-Assad. Mais on estime le coût total de l’armement et de l’entraînement à plusieurs milliards de dollars.

La Maison-Blanche a couvert le financement clandestin par l’Arabie saoudite — et par le Qatar, la Jordanie et la Turquie — à un moment où M. Obama a poussé les États du Golfe à jouer un rôle plus grand dans la sécurité de la région.

Le roi Saud et Obama

Le roi Salmane d’Arabie saoudite et le président Barack Obama en septembre à la Maison-Blanche. Crédits Gary Cameron/Reuters

Les porte-parole de la CIA et de l’ambassade saoudienne à Washington ont refusé tout commentaire.

Quand M. Obama s’est engagé à armer les rebelles au printemps 2013, c’était en partie pour essayer de gagner le contrôle de la mêlée générale dans la région. Les Qataris et les Saoudiens acheminaient des armes en Syrie depuis plus d’un an. Les Qataris avaient même fait entrer des cargaisons de missiles portatifs FN-6 chinois par la frontière turque.

Les efforts saoudiens étaient dirigés par le flamboyant prince Bandar ben Sultan, à l’époque chef du renseignement, qui ordonnait aux espions saoudiens d’acheter des milliers d’AK-47 et des millions de munitions en Europe de l’Est pour les rebelles syriens. La CIA a aidé à obtenir les commandes d’armes pour les Saoudiens, notamment une grosse transaction en Croatie en 2012.

A l’été 2012, un sentiment de liberté s’était répandu le long de la frontière turque avec la Syrie, avec l’acheminement, par les nations du Golfe, d’argent et d’armes à des groupes rebelles — même à certains dont les responsables américains craignaient qu’ils n’aient des liens avec des groupes radicaux comme Al-Qaïda.

La CIA était particulièrement sur la touche durant cette période, autorisée par la Maison-Blanche sous le programme d’entraînement Timber Sycamore à livrer une assistance non létale aux rebelles, mais pas d’armes. À la fin 2012, selon deux anciens hauts responsables américains, David H. Petraeus, alors directeur de la CIA, a sermonné sérieusement les responsables du renseignement de plusieurs nations du Golfe lors d’une rencontre près de la mer Morte en Jordanie. Il leur a reproché d’avoir envoyé des armes en Syrie sans se coordonner entre eux ou avec les agents de la CIA en Jordanie et en Turquie.

embarquement du roi saud

Des mois plus tard, M. Obama a donné son accord pour que la CIA commence à armer directement et à entraîner les rebelles à partir d’une base en Jordanie, amendant le programme Timber Sycamore afin d’autoriser l’assistance létale. Selon la nouvelle disposition, la CIA a dirigé l’entraînement, pendant que la Direction générale du renseignement d’Arabie saoudite a fourni l’argent et les armes, dont des missiles antichars TOW.

Les Qataris ont aussi aidé à financer l’entraînement et permis qu’une base qatarienne soit utilisée comme lieu d’entraînement supplémentaire. Mais des responsables américains ont dit que l’Arabie saoudite était de loin la plus grosse contributrice à l’opération.

Alors que l’administration Obama a vu cette coalition comme un argument de vente au Congrès, certains, dont le sénateur Ron Wyden, un démocrate de l’Oregon, ont soulevé la question de savoir pourquoi la CIA avait besoin de l’argent saoudien pour son opération, selon un ancien responsable américain. M. Wyden a refusé tout entretien, mais son bureau a publié une déclaration appelant à plus de transparence. « Les hauts responsables ont déclaré publiquement que les États-Unis essaient d’augmenter les capacités sur le champ de bataille de l’opposition anti Assad, mais ils n’ont pas fourni de détails au public montrant comment cela se passe, quelles agences américaines sont impliquées, ou avec quels partenaires ces agences travaillent », disait le communiqué.

Quand les relations entre les pays concernés par le programme d’entraînement se tendent, il revient souvent aux États-Unis de négocier des solutions. En tant qu’hôte, la Jordanie attend des paiements réguliers des Saoudiens et des Américains. Quand les Saoudiens paient en retard, selon un ancien haut responsable du renseignement, les Jordaniens se plaignent aux responsables de la CIA.

Alors que les Saoudiens ont financé les précédentes missions de la CIA sans engagement, l’argent pour la Syrie vient avec des exigences, ont dit des responsables en poste et à la retraite. « Ils veulent une place à la table et ils veulent pouvoir dicter sera l’ordre du jour », raconte Bruce Riedel, ancien analyste de la CIA et aulourd’hui membre éminent de la Brookings Institution.

Le programme d’entraînement de la CIA est séparé d’un autre programme d’armement des rebelles syriens, un programme que le Pentagone a dirigé et qui s’est terminé depuis. Il était conçu pour entraîner les rebelles à lutter contre les combattants de l’État islamique en Syrie, contrairement au programme de la CIA, qui s’intéresse aux groupes rebelles qui se battent contre l’armée syrienne.

le ministre de la défense

Sur cette photo datant de 2007, le prince Bandar ben Sultan, qui a ordonné à des espions saoudiens d’acheter des milliers de fusils d’assaut AK-47 pour les rebelles syriens. Crédits Hassan Ammar/Agence France-Presse — Getty Images

Même si une alliance du renseignement est au centre du combat en Syrie et a été importante dans la guerre contre Al-Qaïda, une source constante d’irritation des relations américano-saoudiennes est simplement combien de citoyens saoudiens continuent à soutenir des groupes terroristes, disent des analystes.

« Plus l’argumentaire devient, Nous avons besoin d’eux comme partenaires contre le terrorisme, moins il est convaincant, » dit William McCants, ancien conseiller en contre-terrorisme au département d’État et auteur d’un livre sur l’État islamique. « Si c’est simplement une conversation sur la coopération dans le contre-terrorisme, et si les Saoudiens sont une grande partie du problème en premier lieu, alors comment cet argument peut-il convaincre ? »

À court terme, l’alliance reste solide, renforcée par une obligation entre les maîtres de l’espionnage. Le prince Mohammed ben Nayef, ministre de l’Intérieur saoudien qui a pris en charge l’effort d’armement des rebelles syriens du prince Bandar, connaît le directeur de la CIA, John O. Brennan, depuis l’époque où M. Brennan était le chef de la station de l’agence à Riyad dans les années 90. D’anciens collègues disent que les deux hommes restent proches, et le prince Mohammed s’est fait des amis à Washington avec ses actions offensives pour démanteler des groupes terroristes comme Al-Qaïda dans la péninsule arabique.

Le poste qu’occupait autrefois M. Brennan à Riyad est, plus que celui d’ambassadeur, le véritable siège du pouvoir américain dans le royaume. D’anciens diplomates se souviennent que les discussions les plus importantes transitaient toujours par le chef de la station de la CIA.

Des responsables du renseignement en poste et à la retraite, disent qu’il y a toujours un avantage à ce mode de communication : les Saoudiens sont beaucoup plus réceptifs à la critique américaine quand elle est faite en privé, et ce canal secret a fait plus pour orienter le comportement saoudien vers les intérêts de l’Amérique que n’importe quel reproche public.

Les racines de la relation sont profondes. À la fin des années 70, les Saoudiens ont organisé ce que l’on connaissait comme le « Safari Club, » une coalition de nations incluant le Maroc, l’Égypte et la France, qui a dirigé des opérations en Afrique à une époque où le Congrès avait cloué les ailes de la CIA après des années d’abus.

les 4 puissants d'AS

Les groupe des quatre du gouvernement d’Arabie Saoudite

Bref retour sur les personnalités les plus puissantes du royaume et sur leur position pour la succession parfois compliquée.

« Et ainsi, le royaume, avec ces pays, a aidé d’une certaine façon, je le crois, à garder le monde en sécurité à une époque où les États-Unis n’en étaient pas capables », se rappelle le prince Turki Al-Fayçal, un ancien dirigeant du renseignement saoudien, dans un discours à l’université de Georgetown en 2002.

Dans les années 80, les Saoudiens ont aidé à financer les opérations de la CIA en Angola, où les États-Unis ont soutenu les rebelles contre le gouvernement allié aux Soviétiques. Bien que les Saoudiens aient été profondément anticommunistes, la motivation principale de Riyad semblait être de consolider ses liens avec la CIA. « Ils achetaient de la bonne volonté », se rappelle un ancien cadre supérieur du renseignement qui était impliqué dans l’opération.

Dans l’épisode peut-être le plus important, les Saoudiens ont aidé à armer les rebelles moudjahidines pour chasser les Soviétiques hors d’Afghanistan. Les États-Unis ont investi des centaines de millions de dollars chaque année dans la mission, et les Saoudiens s’y sont alignés, au dollar près.

L’argent circulait par un compte suisse géré par la CIA. Dans le livre La Guerre de Charlie Wilson, le journaliste George Crile III décrit comment la CIA s’est arrangée pour que le compte ne rapporte pas d’intérêt, respectant l’interdiction islamique de l’usure.

En 1984, quand l’administration Reagan a cherché de l’aide pour son plan secret de vente d’armes à l’Iran pour financer les rebelles Contras au Nicaragua, Robert C. McFarlane, conseiller en sécurité nationale, a rencontré le prince Bandar, à l’époque ambassadeur saoudien à Washington. La Maison-Blanche a dit clairement que les Saoudiens « gagneraient une quantité de faveurs considérable » en coopérant, s’est rappelé par la suite M. McFarlane.

Le prince Bandar s’est engagé sur un million de dollars par mois pour aider à financer les Contras, en reconnaissance du soutien passé de l’administration aux Saoudiens. La contribution a continué après que le Congrès a coupé le financement des Contras. À la fin, les Saoudiens avaient versé 32 millions de dollars, payés à travers un compte aux îles Caïman.

Lorsque le scandale Iran-Contra a éclaté et les questions sur le rôle des Saoudiens sont survenues, le royaume a gardé ses secrets. Le prince Bandar a refusé de coopérer à l’enquête dirigée par Lawrence E. Walsh, procureur indépendant.

Dans une lettre, le prince a refusé de témoigner, expliquant que « la confiance et le dévouement de notre pays, comme notre amitié, ne sont pas donnés uniquement sur le moment mais sur le long terme. »

Correction : 24 janvier 2016

Une précédente version de cet article a affirmé à tort que la décapitation d’un religieux chiite était publique. Bien que l’exécution n’ait pas été secrète, elle ne s’est pas déroulée à la vue de tous.

C .J. Chivers a contribué à ce reportage.

Source : The New York Times, le 23 janvier 2016.

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.A