Géopolitique du concept de propriété privée – 2/2
Par Valérie Bugault – le 21 février 2016 - Article paru sur Le Saker Francophone
Nous arrivons maintenant au terme – deuxième partie – du dernier article de notre série portant sur le décryptage du système économique global.
Cet article traite d’un sujet d’apparence anodine – il ne semble pas concerner directement le quotidien de tout un chacun –, qui est en réalité un sujet capital en termes d’organisation sociale et de symbolique politique : le concept nouveau de propriété économique. Cette notion nouvelle de propriété économique est de nature à mettre un terme à 250 ans d’illusion démocratique entretenue par l’ascenseur social qu’a été le droit de propriété.
Sous partie II : … à la fin de la propriété privée et à l’avènement de la propriété économique
Ce droit de propriété, dont l’avènement a été explicité dans notre article précédent 1, a été le moteur essentiel des régimes politiques qui ont existé depuis la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire, grosso modo depuis l’époque contemporaine, en ce qu’il a permis au peuple français de croire en l’effectivité de l’absence de castes sociales préétablies et inaliénables. L’illusion, aujourd’hui en voie d’effacement, laisse la place libre à une nouvelle conception de la vie sociale autour de castes inamovibles, conception symboliquement matérialisée par le nouveau concept de propriété économique.
Nous analyserons ce que recouvre la propriété économique (I), avant de considérer l’origine sociologique de ce concept nouveau (II) et de constater pourquoi cette notion est en passe de devenir du droit positif (III).
I) Ce que recouvre le concept de propriété économique
La propriété économique, aujourd’hui inconnue du droit français mais dans les cartons d’éventuelles futures réformes législatives, mérite une analyse précise de la réalité juridique qui se cache derrière cette terminologie banalisée.
Nous allons, pour ce faire, opérer d’une part au moyen d’une analyse du contexte politique dans lequel cette notion intervient (A) et d’autre part en établissant un bref comparatif de certaines implications juridiques de la propriété économique par rapport aux effets du droit de propriété classique (B).
A) Analyse du contexte politique dans lequel intervient la notion de propriété économique : la mise en forme juridique de la loi du plus fort
Alors que la notion classique de propriété octroie des droits à des acteurs juridiques sur la seule considération de la volonté de l’auteur de l’acte, selon le principe dit de propriété économique, le titulaire des droits principaux sur un bien mobilier ou immobilier, matériel ou immatériel, est soit celui qui fournit le capital nécessaire à son acquisition, au premier rang desquels sont les établissements financiers, soit celui qui traite ou exploite le bien.
Les défenseurs de la propriété économique s’appuient sur le postulat selon lequel le droit doit, ou devrait, être mis en conformité avec le fait – un nécessaire réalisme juridique, donc – pour valider la réalité des droits des fournisseurs de crédits. Le problème avec ce réalisme est qu’il vient en renfort pour aider à la traduction juridique et institutionnelle de la prise de pouvoir politique – réelle mais officieuse – des tenants du pouvoir économique. Autrement dit, le réalisme est ici appelé pour traduire juridiquement la prise de pouvoir politique par une infime minorité agissante – les propriétaires des principales banques dites systémiques – détentrice du pouvoir économique au détriment de la très grande majorité des particuliers.
Dans ce contexte, le réalisme juridique est en réalité l’illustration parfaite de la loi du plus fort : de factuelle, la domination devient juridique et institutionnelle.
Le fait devient le vecteur de la domination politique par les puissances économiques. Le droit est détourné de son objectif d’organisation sociale pour ne servir que les intérêts d’un petit nombre d’individus.
La notion de profit prend le pas sur toutes les valeurs politiques et morales qui ont, jusqu’à preuve du contraire, rendu possible l’émergence de civilisations. Si la civilisation est la mise en avant de procédures de polissage, au moyen de l’organisation sociale et politique, des instincts humains primaires. La domination économique est, à l’opposé, l’ouverture des procédures juridiques, politiques et sociologiques aux pires instincts de prédation ; ces derniers n’étant pas considérés au regard d’une quelconque nécessité vitale mais au contraire dans un objectif de domination absolue.
L’accaparement des biens par les banquiers et grands capitalistes, qui est aujourd’hui un fait économique incontestable, ne doit en aucun cas être validé par le droit, sous peine de retour à la féodalité. Autrement dit : entre le fait économique, qui relève d’un rapport de force d’ores et déjà perdu par les peuples, et la matérialité juridique du phénomène, doit s’interposer la volonté des particuliers et la mise en œuvre du bien commun. A défaut de relever ce défi, les citoyens valideraient eux-mêmes le grand retour de l’esclavagisme légal, qui ne tardera pas à se manifester par l’avènement politique d’un régime fondé sur l’accaparement par une ou plusieurs castes.
B) Comparatif des implications juridiques de la propriété économique par rapport aux effets du droit de propriété classique
L’analyse économique de la propriété 2 véhiculée par le concept de propriété économique, est susceptible d’avoir des implications dans l’ensemble des branches du droit.
Ce concept est par exemple déclinable en droit bancaire et immobilier. Ce concept de propriété économique explique pourquoi en droit immobilier américain, l’acquéreur ne devient propriétaire de son bien qu’une fois son emprunt totalement remboursé. Ainsi, en cas de défaut de l’emprunteur, les banques peuvent expulser manu militari, sans formalité légale, les acquéreurs (non juridiquement propriétaires) de biens immobiliers ; jetant par la même occasion des milliers de gens dans la rue au moment de la crise dite des subprimes. Il n’y a pas, alors, de vérification publique du bien-fondé de la démarche ; certains emprunteurs peuvent être mis à la rue alors même qu’ils ont déjà remboursé une grande part, voire une majorité, de leur dette : le premier défaut emporte expulsion. On ne parle alors plus de réalisme juridique, car ce dernier imposerait que les emprunteurs ayant remboursé l’essentiel de leur emprunt soient, dans ces conditions, les propriétaires effectifs de leur logement. Cette crise des subprimes a été déclenchée par la voracité d’établissements financiers désireux d’imposer des remboursements d’emprunts, qui s’apparentent à des rançons légales, à des gens, par hypothèse, insolvables. L’essentiel, pour ces financiers peu scrupuleux étant que l’intérêt et/ou le capital leur restent en définitive acquis. Cela n’a été rendu possible que par le vaste mouvement de dérégulation bancaire organisé par les tenants du pouvoir économique 3.
La propriété économique peut également se décliner en matière de transmissions informatiques. S’agissant des biens immatériels, le concept dit de propriété économique, peut expliquer qu’en droit anglo-saxon le propriétaire des données personnelles, biens immatériels collectés de façon directe ou indirecte par des moyens informatiques, est l’entreprise qui traite et exploite ces données et non, comme c’est encore le cas en France, les personnes concernées par ces données ou dont ces données sont issues 4. Alors que le droit dit continental, en opposition au droit anglo-saxon, reste – ou du moins restait jusqu’à une date récente – protecteur des données personnelles, cela pourrait changer du tout au tout si cette notion dite de propriété économique venait à voir le jour.
En matière de droit de l’entreprise, le basculement de la conception juridique à une conception économique de la propriété a déjà commencé. Il a permis l’avènement de la théorie de l’agence, qui a légitimé l’introduction des stock- options en droit français. Les stock-options relèvent de la volonté de rapprocher les intérêts financiers des propriétaires de l’entreprise de ceux des dirigeants, en vue de maximaliser les profits capitalistiques futurs 5. Ils sont la carotte qui permet un rendement maximum aux détenteurs du capital de l’entreprise 6.
C’est précisément contre cette dérive que voulait lutter le général De Gaulle, en instituant le principe de l’entreprise participative, qui avait pour objectif de rendre à la société de type capitalistique le rôle d’organisation sociale que les théories économiques, qui empiétaient déjà sérieusement sur le droit, menaçaient sérieusement de lui retirer définitivement. L’historien Henri Guillemin a avancé que De Gaulle a été renversé par les banques en raison justement de son projet d’entreprise participative 7. Depuis lors, la conception économique de la notion d’entreprise n’a fait que croître et embellir dans les pays continentaux, dits de droit écrit.
D’une façon plus générale, la propriété économique induirait une modification profonde des relations entre les banques avec les entreprises : de créancières, les banques jusqu’alors simples partenaires, deviendraient les véritables décisionnaires de l’entreprise. L’immixtion dans la gestion, aujourd’hui interdite, deviendrait la règle dans le monde des affaires ! Signalons au passage que les cas de disparition de PME en raison d’une immixtion dans la gestion des banques créancières sont légion et ceci en dépit même de l’existence d’une législation protectrice ; ce constat déplorable provient du double fait que l’immixtion dans la gestion est difficile à établir, et qu’en cas de litige judiciaire, les PME, comme les particuliers, ne pèsent guère face aux conglomérats bancaires. On aperçoit ici encore que l’avènement du concept de propriété économique aurait pour conséquence la transformation d’une domination de fait du système bancaire sur l’économie en une domination de droit.
La conception rénovée du droit de propriété laisse également entrevoir d’« intéressantes conséquences » – du point de vue des possibilités de concentration du capital – en matière de transmission d’entreprises, en particulier dans le cadre des fameux LBO (Leveraged Buy-Out) 8. Dans un premier temps, les principaux propriétaires de capitaux – banquiers – pourraient être tentés d’utiliser des holdings de façade pour acheter des entreprises en nom propre. Une banque pourrait ainsi acheter au moyen de technique du LBO une entreprise cible dont elle deviendrait, de fait, propriétaire, à la place de la holding acquéreuse apparente, tant que le prêt ne serait pas remboursé par la cible-victime. Dans un second temps et au titre du réalisme, les banquiers pourraient revendiquer juridiquement le droit de se passer de l’intermédiation d’une holding de reprise pour acheter directement des entreprises par LBO. Ce qu’il est convenu d’appeler l’effet de levier, c’est-à-dire, la remontée des dividendes de la société cible (en réalité la société victime dont le rachat est envisagé) vers l’acquéreuse, permettrait dès lors à la banque de racheter n’importe qu’elle société, tout en faisant rémunérer son effort de prédation par sa victime ! En cas d’avènement juridique de la propriété économique, les sociétés cibles ne seraient plus achetées, mais bel et bien vendues par les politiques aux financiers.
Comme on peut le constater, l’avènement du concept dit de propriété économique aura des conséquences sur l’intégralité de l’organisation sociale. Un tel concept agirait inéluctablement dans le sens de l’accroissement de la concentration des capitaux.
II) Les origines anglo-saxonnes du concept
La notion de propriété économique, jusqu’alors inconnue du droit français, est en revanche très prégnante dans le droit anglo-saxon, lequel droit est essentiellement axé autour du commerce. En droit anglo-américain moderne, la conception du droit est toute entière incluse dans l’économie, le capital domine et dirige le facteur humain.
Au contraire, pour le droit continental classique le fait politique, au sens d’organisation des rapports humains, prime – enfin primait – le fait économique. L’économie n’est pas absente du droit continental classique mais, loin d’en être la source exclusive, elle n’est au contraire qu’un élément parmi d’autres que le droit prend en considération. La conception continentale du droit considère en priorité le facteur organisationnel du groupe humain, tandis que la philosophie du droit anglo-saxon, toute de réalisme économique vêtue, recherche en priorité la valorisation financière.
Considérer l’organisation d’un groupe humain par le seul prisme mercantile et financier, est éminemment réducteur si l’on veut bien prendre en compte que l’humain n’est pas réductible à une seule valeur marchande. L’organisation sociétale axée autour du commerce a ainsi pu dévier vers une organisation qui finit par opérer la réification de la personne humaine, laquelle se retrouve dans le commerce, comme n’importe quel bien.
Par ailleurs, la recherche du profit institué comme modalité normale de fonctionnement d’une société humaine – au sens politique – réalise, par construction, la concentration des capitaux ; en fin de parcours, il ne reste que les plus gros détenteurs de capitaux, peu importent les moyens employés pour l’acquisition desdits capitaux 9.
Techniquement, le concept nouveau de propriété économique est la traduction juridique de l’analyse économique de la notion de propriété 10. Il est lié à ce qu’il est convenu d’appeler la théorie de l’agence et a pour objectif de faire entrer la sphère politique dans la sphère économique. Accepter le concept de propriété économique revient à accepter définitivement et irrémédiablement de ne considérer le droit et le fait politique, que par le prisme réducteur de l’économie.
Inclure la sphère politique dans la sphère économique représente, pour des défenseurs du droit continental, une inversion exacte des valeurs. En droit continental, il ne saurait y avoir d’analyse économique de la notion de propriété, car cette dernière est avant tout un moyen primordial d’organisation sociale permettant de pacifier et réguler la vie en commun, une valeur d’ordre moral et politique, qui a certes des incidences économiques, mais qui ne sont que des conséquences du principe politique initial et en aucun cas le fait générateur de la règle. Le droit continental ne nie pas les conséquences économiques générées par le droit de propriété, mais il récuse en revanche, ou plutôt il récusait jusqu’à il y a peu, le fait de ne considérer le droit de propriété qu’au seul regard de ses conséquences économiques, ce qui est précisément l’objectif recherché par les tenants du concept de propriété économique.
La propriété, au sens classique du terme, permet une dynamique sociale, un ascenseur social. La propriété est, à ce titre, facteur d’efficience en termes d’organisation sociale.
Un pas plus loin, la propriété est également, lorsqu’elle peut être mise en œuvre, le moyen d’assurer la sécurité des particuliers, en ce sens, la propriété a été le principal moyen de la liberté des peuples. Car il ne saurait y avoir de liberté sans sécurité : la sécurité individuelle est la condition nécessaire et indispensable (sine qua non), bien que pas toujours suffisante, de la liberté.
Reléguer le droit de propriété à la seule composante économique signifie en réalité transformer la philosophie sous-jacente du droit. On passe d’un droit dont l’objectif est l’organisation sociale, à un droit dont l’objectif est le seul rendement financier. Accepter une telle radicale domination du fait économique revient, ni plus ni moins, à passer du libéralisme au financiarisme, aussi appelé ultra-libéralisme. Cela revient à nier le rôle social d’institutions aussi essentielles que la propriété (pour tous) et l’entreprise (comme institution collective), et à renoncer à une certaine conception du droit comme facteur de régulation sociale. Nous avons ici affaire à une philosophie purement matérialiste et dogmatique.
Le constat selon lequel la notion de propriété économique serait d’ores et déjà, du point de vue économique, un fait pour tous les acquéreurs de biens à crédit, est fortement mis en avant pour imposer la traduction en droit positif du concept de propriété économique. Or, s’il est vrai que l’acquéreur à crédit est, d’un point de vue économique, essentiellement propriétaire de dettes (qu’il cumule avec les charges du propriétaire), il n’en reste pas moins vrai que, d’un point de vue juridique, la banque qui veut récupérer le bien en cas de non remboursement des échéances, n’a actuellement pas le droit de chasser manu militari l’emprunteur propriétaire de son domicile. La banque ne détient pas de droit réel sur le bien acquis à crédit, qui appartient à l’acquéreur. La banque ne détient qu’un droit personnel contre l’acquéreur : le droit de se faire rembourser une somme due en vertu d’un contrat. Nous avons déjà expliqué par ailleurs que le paiement d’intérêts sur le remboursement d’un capital était en réalité, d’un point de vue strictement juridique, non causé et source d’enrichissement sans cause pour la banque créancière 11.
En l’état actuel du droit positif, la banque qui veut se faire payer sa créance contre l’emprunteur, devra engager une action en justice pour faire reconnaître son droit contre l’emprunteur créancier ; il est vrai que la banque pourra également se faire payer en actionnant les cautions ou en mettant en œuvre son hypothèque si l’emprunt était garanti par une hypothèque.
Acter juridiquement la notion de propriété économique reviendrait à inverser l’ordre des choses : le droit réel, c’est-à-dire le pouvoir réel sur le bien, appartiendrait directement à la banque créancière, tandis que l’acquéreur individuel ne disposerait que d’un droit personnel contre la banque : celui de se faire délivrer la chose (le bien) pour laquelle il a déjà payé des intérêts indus. En conséquence, la banque créancière aura le pouvoir juridique de chasser l’occupant qui ne rembourse plus ses échéances (ou qui ne les rembourse pas assez vite), sans aucune sorte d’intervention étatique ou juridique. La totale absence de contrôle public sur la légitimité de l’action – l’occupant pourrait même avoir payé ses échéances et être chassé par erreur ou par malveillance – a pour conséquence directe d’apparenter l’ensemble du processus à une captation légale pure et simple de biens par les créanciers, au premier chef desquels se trouvent les banquiers.
En conclusion, la propriété économique placera l’acquéreur d’un bien qui utilise un emprunt dans la situation suivante : il devra payer des intérêts indus pour un bien qui ne lui appartiendra qu’à l’échéance de tous les remboursements, et encore, dans des conditions – sans doute judiciaires – qu’il restera à déterminer. Le fait du prince banquier en guise de droit : convenez du progrès !
III) Le futur avènement de la propriété économique en droit positif
Après avoir fait un bref aperçu des origines de la notion de propriété économique, nous détaillerons ici pourquoi cette notion risque, dans un avenir prochain, de devenir une partie intégrante du droit positif.
Il n’est aujourd’hui plus possible de compter sur la réticence conceptuelle définitive et rédhibitoire du droit continental à l’égard du concept de propriété économique, pour deux raisons essentielles.
La première raison, particulière à la France, provient de l’actualité : le droit interne de ces vingt à trente dernières années, toutes branches confondues, est riche en revirements aussi inattendus qu’impensables il y a encore quelques décennies.
La transposition partielle en droit français du trust anglo-saxon (la fiducie) est un pas en avant dans l’acceptation du concept de propriété économique par le droit français 12. Nous pourrions également citer l’arrivée en France des stock-options, des LBO (« Leveraged Buy Out ») et bientôt de la protection du secret des affaires, comme action conjointe – comme toujours – des forces internes 13 et européennes 14.
Cette évolution du droit français est portée par des personnalités actives et influentes, qui ont acquis des positions sociales dominantes leur permettant de faire passer l’idée que cette évolution s’impose, qu’elle est, somme toute, naturelle et que l’histoire de la propriété économique appartient à l’avenir.
En raison de l’esprit de cour, version à peine édulcorée de l’esprit de collaboration – fortement présente depuis le début du XXe siècle chez les élites françaises 15 – le concept de propriété économique, poussé à pas de loup par un petit groupe d’activistes influents, savamment soutenus par les lobbies bancaires, sera à coup sûr développé et amplifié par la grande majorité des juristes universitaires – éblouis par tant d’audace créative – et des praticiens, subjugués tant par la faconde des activistes susmentionnés, que par leur propre ignorance du droit civil.
Les promoteurs de la financiarisation de la vie en société utiliseront, comme toujours, la grande masse des collaborateurs universitaires, praticiens et politiques, pour concrétiser une adhésion massive au concept de propriété économique. Il n’est qu’à constater les projets de thèses en cours sur la propriété économique en 2013 16, les livres 17 et autres études 18 d’ores et déjà consacrés au sujet.
Il semble que l’analyse économique de la propriété soit également depuis 2009 à l’ordre du jour du parti socialiste 19.
On ne peut que faire le triste constat que le fait économique est, en France, en passe de prendre définitivement le pas sur le fait politique, opérant ainsi un reniement de toute la philosophie de notre construction juridique démocratique. Personne ne dira que cette prétendue évolution juridique cache en réalité une révolution juridique.
La seconde raison est que, si la France tentait de résister (ce qui est fort peu probable pour les raisons exposées ci-dessus), l’Union européenne pourrait être là, au moment opportun, pour rappeler à l’ordre ultralibéral et financiariste, tout État qui traînerait les pieds à intégrer le principe de propriété économique. Dans le contexte du monopole – et du mépris ouvert du principe de séparation des pouvoirs – de la Commission européenne en matière d’initiative législative 20, aucun obstacle théorique n’empêcherait cette institution d’imposer un jour, soit par directive 21, soit par règlement directement applicable dans les États membres, une conception renouvelée de la propriété entièrement tournée vers le concept de propriété économique. Ceci pourrait très bien voir le jour sous le couvert de la compétence exclusive de l’UE concernant l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur 22.
Pour étayer le fait que le droit interne est de plus en plus souvent issu du droit européen, citons l’avènement en droit français, par le biais d’un règlement communautaire, des normes IFRS 23, qui réalisent une harmonisation mondiale des règles comptables applicables aux sociétés. Rappelons que les normes IFRS sont édictées par un organisme privé 24 pour mieux répondre aux besoins mondiaux du grand capital libre et décomplexé.
On a ici la clef de compréhension de ce qu’il faut entendre, lorsque Wikipedia explique qu’«on considère que la Commission dispose du droit d’initiative en vue de jouer pleinement son rôle de gardienne des traités et de l’intérêt général» ; il s’agit de l’intérêt général du grand capital, et non de l’intérêt général des particuliers ou des petites entreprises. S’agissant de l’introduction en droit français des normes IFRS, par règlement interposé, écoutons ce qu’en disent certains professeurs de droit fiscal : «Bien que leur origine privée ait suscité d’importantes réticences, spécialement en France, les normes IFRS se sont imposées par le biais du droit de l’Union européenne qui, par un règlement communautaire du 19 juillet 2002, les a rendues obligatoires pour l’élaboration des comptes consolidés des sociétés cotées sur un marché réglementé d’un État membre. En France, depuis le 1er janvier 2005, les normes IFRS s’appliquent obligatoirement aux comptes consolidés des sociétés cotées et, sur option, aux comptes consolidés des sociétés non cotées (Ord. N°2004-1382, 20 déc. 2004). Les comptes annuels restent soumis aux seules règles du droit français. Mais le législateur français a réformé en 2005 le droit comptable en s’inspirant des normes IFRS, avec toutefois des aménagements. La façon de penser et de s’exprimer s’en trouve affectée, un peu comme lorsqu’en cas d’invasion une langue étrangère s’impose sur un territoire nouvellement conquis. Les comptables et les fiscalistes sont désormais priés de s’exprimer dans la nouvelle langue IFRS, qui très souvent s’éloigne de l’ancien langage comptable.» 25.
En conclusion, il ne fait guère de doute que lorsque le concept de propriété économique sera arrivé à maturité dans les cercles français autorisés, le droit européen viendra, si besoin est, en renfort des forces internes pour imposer en droit positif ce concept de propriété économique. C’est la façon, maintenant classique, dont s’articulent les forces politiques internes avec les forces européennes en matière économique. Ainsi par exemple, certaines préconisations du rapport Attali de 2008 ont été reprises par les « GOPE » 1995 pour devenir des recommandations du Conseil de juillet de la même année.
Conclusion : la «propriété économique, pire ennemie des libertés et de la démocratie»
La propriété économique est le pire ennemi de la propriété, et une des briques du chemin menant à la concentration ultime du capital et des pouvoirs. Le concept de propriété économique est aussi, en raison de la philosophie politique qui le porte, le pire ennemi de la démocratie. Laisser les principaux détenteurs de capitaux et leurs stipendiés acter l’accaparement des biens par le biais de l’avènement juridique de la propriété économique équivaudrait, pour les populations, à un suicide symbolique à la fois étatique et civilisationnel consenti 26.
Concrètement, pour les populations civiles, le seul élément susceptible de faire la différence entre un futur esclavagiste et un futur libre est la prise de conscience, douloureuse mais indispensable, que l’impérialisme financier aujourd’hui aux commandes est animé, sous des apparences légalistes et réglementaires anodines, des intentions les plus sombres. Prise de conscience enfin, que ce nouvel impérialisme a déjà gagné la bataille des faits et que le réalisme aujourd’hui consiste, pour les peuples, à ne pas acter juridiquement ce phénomène, sous peine d’abdication de toute liberté et de retour consenti à l’esclavage.
Fondamentalement, la conception anglo-saxonne du droit, dont la propriété économique est une émanation toxique, est une conception financiariste de la vie en société, laquelle ne peut et ne doit être organisée que par et pour le plus grand bien de quelques élus capitalistes. Cette conception est par ailleurs peu regardante quant à l’honnêteté de l’acquisition du capital en question : l’existence finale de ce dernier est considéré comme une preuve de l’élection de son détenteur au rang sociétal supérieur. Cette conception idéologique de la vie en société s’accorde parfaitement avec la spiritualité protestante. Le problème dans cette conception du monde, est que l’apparence prévaut en tout état de cause sur la réalité et que l’appropriation violente et/ou vicieuse prévaut sur l’honnêteté et la compétence. Objectivement, il ne s’agit, ni plus ni moins, que d’une déviation du cours normal des sociétés humaines.
Il nous semble que ce combat de la civilisation contre l’hégémonie économique a commencé à être entrepris par les dirigeants russes, qui ont mis fin au règne de l’ultra-libéralisme, lequel avait succédé à des décennies de communisme. La question reste de savoir si, en Russie, le combat sera temporairement ou définitivement victorieux.
Dans les pays occidentaux, la lutte reste entièrement à mener, et elle sera rude tant l’imaginaire collectif a perdu, contrevenu par des centaines d’années d’instrumentalisation oligarchique, le sens des réalités objectives. L’avenir libre dépendra de la seule prise de conscience collective objective – c’est-à-dire dépourvu de postulat idéologique – des peuples.Cet article conclut une longue série pour balayer les aspects financiers de la géopolitique. Un grand merci à Valérie Bugault pour nous avoir proposé une mise à jour de son travail. On espère que cette nouvelle grille de lecture va vous aider à mieux comprendre les enjeux autour du TAFTA, des lois en cours et à venir de l'UE. Le droit, les normes, la fiscalité sont une autre forme d'impérialisme, plus secret mais tout aussi redoutable si ce n'est plus que les bottes et les balles de fusils.
Valérie Bugault est Docteur en droit, ancienne avocate fiscaliste, analyste de géopolitique juridique et économique.
Notes du Saker Francophone
Cet article conclut une longue série pour balayer les aspects financiers de la géopolitique. Un grand merci à Valérie Bugault pour nous avoir proposé une mise à jour de son travail. On espère que cette nouvelle grille de lecture va vous aider à mieux comprendre les enjeux autour du TAFTA, des lois en cours et à venir de l'UE. Le droit, les normes, la fiscalité sont une autre forme d'impérialisme, plus secret mais tout aussi redoutable si ce n'est plus que les bottes et les balles de fusils.
Notes
- Cf. article 7/1 intitulé De la propriété privée…
- Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_%C3%A9conomique_des_droits_de_propri%C3%A9t%C3%A9
- Cf. http://rue89.nouvelobs.com/2013/08/23/tresor-americain-accuse-davoir-vendu-monde-banquiers-245152
- Cf. https://www.youtube.com/watch?v=Fn_dcljvPuY&feature=youtube_gdata_player, écouter en particulier autour de 6 mn 50 s
- Cf. les deux parties de notre article intitulé Géopolitique de l’entreprise capitalistique : http://lesakerfrancophone.fr/decryptage-du-systeme-economique-global-67-geopolitique-entreprise-capitalistique-12 et http://lesakerfrancophone.fr/decryptage-du-systeme-economique-global-67-geopolitique-entreprise-capitalistique-22
- Sur ce sujet, lire par exemple La naissance du PDG actionnaire, Olivier Berruyer, Stop ! Tirons les leçons de la crise, Yves Michel, collection économie, p.26 et s.
- Sur ce sujet, lire également : http://reseauinternational.net/le-mai-1968-dont-les-medias-nont-pas-voulu-parler/
- La technique du LBO permet à une entreprise d’acheter une autre entreprise, sa cible, en faisant financer ledit rachat par la cible victime, laquelle est in fine obligée de rembourser les échéances de l’emprunt contracté par la prédatrice ; voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Achat_%C3%A0_effet_de_levier ; http://lentreprise.lexpress.fr/gestion-fiscalite/budget-financement/description-du-montage_1532299.html
- Concernant la concentration des capitaux par les multinationales, voir l’étude suisse suivante : http://arxiv.org/PS_cache/arxiv/pdf/1107/1107.5728v1.pdf ; pour une présentation en français de cette étude :
http://www.pauljorion.com/blog/2011/09/08/le-reseau-de-controle-global-par-les-grandes-entreprises-par-stefania-vitali-james-b-glattfelder-et-stefano-battiston/ - Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_%C3%A9conomique_des_droits_de_propri%C3%A9t%C3%A9
- Cf. notre article Entreprise bancaire, l’instrument juridique du désordre politique global
- Pour une illustration, voir par exemple l’intégration, partielle, en droit français du trust anglo-saxon par le biais de l’avènement de la fiducie : http://www.upr.fr/actualite/france/larbre-marini-qui-cache-la-foret-du-lobby-de-la-financiarisation-de-leconomie
- Cf. http://www.liberation.fr/france/2016/01/29/secret-des-affaires-la-fuite-en-avant_1429925 ; http://tempsreel.nouvelobs.com/politique/20150213.OBS2460/loi-macron-le-secret-des-affaires-enterre-a-l-assemblee.html
- Le parlement européen a adopté, le 14 avril 2016, la directive dite secret des affaires : http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/04/14/le-parlement-europeen-adopte-la-directive-sur-le-secret-des-affaires_4902340_3234.html ; http://www.konbini.com/fr/tendances-2/secret-des-affaires-vote-directive-europeenne/
- Lire à cet égard Le choix de la défaite d’Annie Lacroix-Riz, 2e édition, Armand Colin.
- Voir par exemple Elodie Pommier, à Clermont-Ferrand 1, sous la direction de Jean-François Riffard : http://www.theses.fr/s83065
- Voir par exemple Propriété économique, dépendance et responsabilité par Catherine Del Cont, Harmattan : https://books.google.fr/books?id=XZ1j8Q5nY-UC&pg=PA24&lpg=PA24&dq=propri%C3%A9t%C3%A9+%C3%A9conomique&source=bl&ots=QqVjlAQkLe&sig=rgRnS7il0xX0ffPZfOsJXlN1c2g&hl=fr&sa=X&ei=-jt6Uo6ND-Sh0QWi64HAAw#v=onepage&q=propri%C3%A9t%C3%A9%20%C3%A9conomique&f=false
- Voir par exemple : http://www.crdp.umontreal.ca/_ancien_site/fr/publications/ouvrages/Bergel.pdf
- Cf. http://engagements-socialistes.fr/2009/12/une-approche-economique-de-la-propriete/
- Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Monopole_de_l%27initiative
- Les amendes pour non transposition dans le délai requis des directives, se chargent de sanctionner tout État résistant ; comme le font, dans un autre contexte, les amendes infligées aux États jugés excessivement protectionnistes dans le cadre des Aides d’État.
- Sur le partage des compétences, voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_europ%C3%A9enne#Comp.C3.A9tences_propres_et_partag.C3.A9es
- Concernant l’origine des normes IFRS, lire par exemple http://www.argusdelassurance.com/institutions/origines-principes-et-enjeux-des-normes-ias-ifrs.30656 ; voir également la première partie de notre article intitulé Géopolitique de l’entreprise capitalistique
- Les normes litigieuses proviennent en effet de l’International Accounting Standarts Commitee Foundation qui, comme son nom le laisse supposer, est une fondation de droit britannique regroupant des organismes professionnels de différents pays (notamment les grands cabinets anglo-saxons) et structurée en différents conseils, dont un comité exécutif (IASB) chargé d’élaborer un référentiel commun nécessaire à la libre circulation des biens et des capitaux ; cf. Précis de fiscalité des entreprises 2011/2012, 35e édition, de Maurice Cozian et Florence Deboissy, Lexisnexis, n°102 p.48
- Pour une application des normes IFRS aux comptes annuels, voir : https://www.netpme.fr/info-conseil-1/gestion-entreprise/comptabilite/fiche-conseil/40811-ifrs-nouvelles-regles-comptables-financieres
- En ce sens, voir par exemple Paul Craig Roberts http://www.paulcraigroberts.org/2013/10/28/pcr-column-wake-destroyed/