La vitesse de développement de l'EI n'est pas fortuite, c'est en fait l'oeuvre d'un homme ex-officier de renseignement de l'armée irakienne licencié après la chute de Sadam Hussein.
Un officier irakien a planifié la prise de contrôle de la Syrie par l’État islamique. SPIEGEL a obtenu un accès à ses documents en exclusivité. Ils décrivent une organisation animée par un fanatisme religieux de façade, mais qui est en réalité froidement calculatrice.
Distant, poli, prévenant, extrêmement vigilant, réservé, malhonnête, énigmatique, malveillant. Se remémorant leur rencontre avec lui qui remontent à plusieurs mois, les rebelles nord-syriens évoquent un homme aux multiples facettes. Mais ils s’accordent sur une chose : « Nous n’étions jamais sûrs de savoir à qui nous avions affaire. »
En fait, pas même ceux qui ont tiré sur lui et l’ont tué après un bref échange de coups de feu dans la ville de Tal Rifaat un matin de janvier 2014, ne connaissaient la véritable identité de cet homme de grande taille qui approchait la soixantaine. Ils ne savaient pas qu’ils avaient tué le chef stratégique du groupe autoproclamé « État islamique » (EI). Ce fut le résultat d’une rare mais fatale erreur de calcul commise par le brillant stratège. Les rebelles locaux placèrent le corps dans un réfrigérateur, dans lequel ils avaient l’intention de l’enterrer. Ils l’en ressortirent seulement après s’être rendu compte de l’importance de cet homme.
Le véritable nom de cet irakien dont la rudesse des traits était adoucie par une barbe blanche était Samir Abd Muhammad al-Khlifawi. Mais personne ne le connaissait sous ce nom. Même son pseudonyme le plus utilisé, Haji Lakr, n’était pas connu de tous. Mais cela faisait précisément partie du plan. Cet ancien colonel du renseignement dans l’armée de l’air de Saddam Hussein tirait les ficelles de l’EI depuis des années. D’anciens membres de l’organisation l’avaient à plusieurs reprises mentionné comme l’un de ses leaders. Son rôle n’avait cependant jamais été clairement établi.
Mais à sa mort, le concepteur de l’État islamique laissa derrière lui ce qu’il avait voulu garder strictement confidentiel : le projet de cet État. Il s’agit d’un dossier, rempli d’organigrammes manuscrits, de listes et de programmes, qui décrivent la façon d’assujettir un pays progressivement. SPIEGEL a obtenu l’accès exclusif à ces 31 pages, dont plusieurs sont restées collées entre elles. Elles révèlent une structure à plusieurs niveaux et des directives opérationnelles, dont certaines déjà testées et d’autres nouvellement conçues pour s’adapter à l’anarchie régnant dans les zones sous contrôle rebelle. En un sens, ces documents constituent le code source de l’armée terroriste la plus efficace de l’histoire moderne.
Jusqu’à présent, une grande partie de l’information sur l’EI provenait des combattants déserteurs et de données internes à l’administration de l’EI saisies à Bagdad. Mais tout ceci ne constituait pas une explication suffisante de l’ascension fulgurante de cette organisation jusqu’à une telle domination, avant que les frappes aériennes de la fin de l’été 2014 ne mettent un coup d’arrêt à sa marche triomphale.
Pour la première fois, les documents de Haji Bakr permettent de déterminer comment s’organise le commandement de l’EI et quel rôle y jouent les hauts responsables déchus du gouvernement de l’ancien dictateur Saddam Hussein. Et surtout, ils montrent comment la planification de la prise de contrôle du nord de la Syrie à d’abord rendu possible la progression de l’organisation en Irak. De plus, des mois de recherches effectuées par SPIEGEL en Syrie, ainsi que de nouveaux documents récemment découverts, auxquels SPIEGEL a eu accès en exclusivité, montrent que les instructions de Haji Bakr ont été méticuleusement exécutées.
Les documents de Bakr ont été longtemps cachés dans la minuscule annexe d’une maison dans la région des combats au nord de la Syrie. Leur existence fut d’abord signalée par un témoin oculaire qui les avait vus dans la maison de Haji Bakr peu de temps après sa mort. En avril 2014, une seule page du document a été exfiltrée en Turquie où SPIEGEL a pu l’étudier pour la première fois. Ce n’est qu’en novembre 2014 qu’il a été possible de se rendre à Tal Rifaat pour examiner l’ensemble des pages manuscrites.
Ce document est une ébauche établie par Haji Bakr, d’une structure possible de l’administration de l’EI.
« Notre plus grande crainte était que ces plans puissent tomber entre de mauvaises mains et ne soient jamais divulgués », dit l’homme qui a gardé les notes de Haji Bakr après les avoir tirées d’un monceau de boîtes et de couvertures. Cet homme, craignant les escadrons de la mort de l’EI, souhaite rester anonyme.
Le schéma directeur
L’histoire de cet ensemble de documents commence à une époque où peu de gens avaient entendu parler de l’« État islamique ». Quand Haji Bakr, de nationalité irakienne, voyagea en Syrie comme membre d’une minuscule avant-garde fin 2012, il avait un plan apparemment absurde : l’EI s’emparerait d’autant de territoires que possible en Syrie. Ensuite, utilisant ce pays comme tête de pont, il envahirait l’Irak.
Bakr avait élu résidence dans une maison discrète de Tal Rifaat, au nord d’Alep. Le choix de cette ville était judicieux. Dans les années 80, beaucoup de ses habitants l’avaient quittée pour aller travailler dans les États du Golfe, essentiellement en Arabie saoudite. Quand ils sont revenus, certains s’étaient forgé des convictions radicales et des contacts. En 2013, Tal Rifaat allait devenir le bastion de l’EI dans la province d’Alep, où seraient basés des centaines de combattants.
C’est là que le « Seigneur de l’ombre », comme certains l’appelaient, esquissa la structure de l’État islamique, y compris jusqu’à l’échelon local, compila des listes concernant l’infiltration progressive des villages et décida qui allait superviser qui. À l’aide d’un stylo à bille, il dessina sur des feuilles de papier les chaînes de commandement de l’appareil de sécurité. C’est probablement une coïncidence, mais ce papier à lettres provenait du ministère syrien de la Défense et portait l’en-tête du département en charge du logement et du mobilier.
Ce que Bakr a mis sur le papier, page après page, avec des encadrés délimitant soigneusement les responsabilités individuelles, n’était autre qu’un programme pour une prise de pouvoir. Ce n’était pas une proclamation de foi, mais un plan technique précis pour un « service secret de l’État islamique — un califat gouverné par une organisation qui ressemblait à la célèbre Stasi, le service de renseignement est-allemand.
Graphique : Une image numérique de l’organigramme de l’État islamique de Haji Bakr.
Ce projet a été appliqué avec une précision étonnante au cours des mois suivants. Le plan commençait invariablement de la même façon : le groupe recrutait des partisans sous le prétexte d’ouvrir un bureau pour la da’wa, un centre de mission islamique. Parmi ceux qui venaient écouter les conférences et suivre des cours sur la vie islamique, un ou deux hommes étaient sélectionnés et recevaient pour consigne d’espionner leur village et d’obtenir toute une série d’informations. Dans ce but, Haji Bakr rédigeait des listes telles que celle-ci :
• Faire la liste des familles influentes.
• Désigner les individus influents dans ces familles.
• Découvrir leurs sources de revenus.
• Trouver le noms et la taille des brigades (rebelles) dans le village.
• Découvrir le nom de leurs chefs, qui contrôle les brigades et quelle est leur orientation politique.
• Découvrir leurs activités illégales (selon la charia), qui pourraient être utilisées pour les faire chanter si nécessaire.
On demandait aux espions de noter si quelqu’un était un délinquant ou un homosexuel, ou encore avait une liaison secrète, afin d’avoir des munitions pour un éventuel chantage. « Nous nommerons les plus intelligents cheikhs de la charia », avait noté Bakr. « Nous les formerons pendant un certain temps avant de les déployer. » Il avait ajouté en post-scriptum que plusieurs « frères » seraient choisis dans chaque ville pour épouser les filles des familles les plus influentes, de façon à « infiltrer ces familles à leur insu ».
Les espions devaient découvrir tout ce qu’ils pouvaient dans les villes ciblées : qui y vivait, qui était aux commandes, quelles familles étaient religieuses, à quelle doctrine islamique elles appartenaient, combien de mosquées y avait-il, qui en était l’imam, combien de femmes et d’enfants avait-il et quel était leur âge. Il fallait se renseigner sur la teneur des sermons de l’imam, s’il était plus ouvert au soufisme ou à une variante mystique de l’Islam, s’il soutenait l’opposition ou le régime, quelle était sa position sur le djihad. Bakr voulait également des réponses à des questions comme : l’imam reçoit-il un salaire ? Si oui, qui le paie ? Qui le nomme ? Enfin : combien y a-t-il dans le village de farouches partisans de la démocratie ?
Les agents étaient censés jouer le rôle d’ondes sismiques envoyées pour débusquer les moindres recoins aussi bien les plus minuscules fissures que les failles séculaires de la société — en bref, toutes les informations qu’on pourrait utiliser pour diviser et soumettre la population locale. Dans les rangs des informateurs, on trouvait d’anciens agents de renseignements, mais aussi des opposants au régime qui s’étaient querellés avec l’un des groupes rebelles. Certains étaient de jeunes hommes et des adolescents qui avaient besoin d’argent ou qui étaient emballés par ce travail. La plupart des hommes sur la liste des informateurs de Bakr, comme ceux de Tal Rifaat, avaient tout juste vingt ans, mais certains n’avaient pas dépassé 16 ou 17 ans.
Les plans incluent des parties dédiées au financement, aux écoles, aux crèches, aux médias et aux transports. Mais il y a un thème central récurrent, qui est traité méticuleusement dans les organigrammes, les listes de responsabilités et les exigences de signalement : surveillance, espionnage, meurtre et enlèvement.
Pour chaque conseil provincial, Bakr avait prévu qu’un émir ou un commandant serait responsable des meurtres, des enlèvements, des snipers, de la communication et du cryptage, tandis qu’un autre émir superviserait les autres émirs — « au cas où ils ne feraient pas correctement leur boulot ». Le noyau de cet État religieux serait la mécanique démoniaque d’une structure de cellules et de commandos conçue pour propager la peur.
Depuis le tout début, le plan était d’avoir des services de renseignements opérant en parallèle, même au niveau des provinces. Un service de renseignements généraux relevait de « l’émir pour la sécurité » dans la région sous les ordres duquel se trouvaient les émirs adjoints pour chaque district. Un chef de cellules d’espionnage secrètes et un « directeur du service des renseignements et de l’information » rendaient des comptes à chacun de ces émirs adjoints. Les cellules d’espionnage au niveau local relevaient de l’émir adjoint du district. Le but était d’arriver à ce que tous se surveillent les uns les autres.
Un plan manuscrit montre les idées de Bakr sur l’instauration de l’État islamique.
Ceux qui devaient former les « juges de la charia à la collecte de renseignements » dépendaient également de l’émir du district, tandis qu’un département distinct d’« officiers de sécurité » était assigné à l’émir de la région.
La charia, les tribunaux, l’obligation de piété — tout ceci ne servait qu’un seul et unique but : la surveillance et le contrôle. Même le terme que Bakr utilisait pour désigner la conversion des musulmans authentiques, takwin, n’est pas un terme religieux mais technique, qu’on peut traduire par « mise en œuvre », un terme prosaïque employé en géologie ou dans le bâtiment. Il y a 1200 ans pourtant, le cheminement de ce mot avait eu sa brève heure de gloire. Les alchimistes chiites s’en servaient pour décrire la création de la vie artificielle. Au IXe siècle, dans son “Livre des Pierres”, le Perse Jabir Ibn Hayyan écrivait — en se servant d’une écriture et de codes secrets — à propos de la création d’un homoncule : « Le but est de tromper tous les hommes, hormis ceux qui aiment Dieu. » Cela peut aussi avoir été du goût des stratèges de l’État islamique, quoique le groupe perçoive les chiites comme des apostats ayant déserté le véritable Islam. Mais pour Haji Bakr, Dieu et les 1400 ans de foi en Lui n’étaient qu’un des nombreux modules qu’il avait à sa disposition et qu’il pouvait arranger à sa guise, afin de servir une cause supérieure.
Les débuts en Irak
On aurait dit que George Orwell servi de modèle pour cette engeance de surveillance paranoïaque. Mais c’était beaucoup plus simple que ça. Bakr était simplement en train d’adapter ce qu’il avait appris dans le passé : l’appareil de sécurité omniprésent de Saddam Hussein, dans lequel personne, pas même les généraux des services de renseignements ne pouvait être certain qu’il n’était pas espionné.
L’écrivain irakien expatrié Kanan Makiya a décrit dans un livre cette « République de la peur » comme un pays dans lequel n’importe qui pouvait tout simplement disparaître et dans lequel Saddam pouvait sceller son investiture officielle en 1979 en révélant une conspiration montée de toutes pièces.
Il y a une raison élémentaire pour laquelle il n’y a aucune mention dans les écrits de Bakr de prophéties en rapport avec l’établissement d’un État islamique prétendument décrété par Dieu : il croyait que les convictions religieuses fanatiques seules n’étaient pas suffisantes pour atteindre la victoire. Mais il croyait aussi profondément que la foi des autres pouvait être exploitée.
En 2010, Bakr et un petit groupe d’anciens officiers des renseignements irakiens ont fait d’Abu Bakr al-Baghdadi l’émir puis plus tard le « Calife », le dirigeant officiel de l’État Islamique. Ils pensèrent que Baghdadi, un prêtre instruit, donnerait une image religieuse au groupe.
Bakr était « un nationaliste, pas un islamiste », témoigne le journaliste irakien Hisham al-Hashimi, se rappelant l’ancien officier de carrière qui avait été en garnison avec le cousin d’Hashimi à la base aérienne de Habbaniya. Le « colonel Samir », comme Hashimi l’appelle, « était d’une grande intelligence, d’une grande fermeté d’âme et un excellent stratège ». Mais quand Paul Bremer, alors chef des autorités d’occupations des États-Unis à Bagdad, « a dissous l’armée par décret en mai 2003, il se retrouva au chômage, amer ».
Des milliers d’officiers sunnites bien entraînés furent privés de leurs moyens de subsistance d’un trait de plume. En agissant ainsi, l’Amérique créa ses ennemis les plus intelligents et les plus implacables. Bakr est entré dans la clandestinité et a fait la connaissance d’Abu Musab al-Zarqawi dans la province d’Anbar, à l’ouest de l’Irak. Zarqawi, Jordanien de naissance, avait auparavant dirigé un camp d’entraînement pour pèlerins terroristes internationaux en Afghanistan. A partir de 2003, il avait acquis une reconnaissance mondiale en tant que cerveau d’attaques contre les Nations Unies, les troupes américaines et les musulmans chiites. Il était même considéré comme trop radical par l’ancien dirigeant d’Al-Qaïda Oussama ben Laden. Zarqawi est mort dans une frappe aérienne des États-Unis en 2006.
Bien que le parti baas dominant en Irak fut laïque, au final les deux systèmes partageaient la conviction que le contrôle des masses devrait se trouver dans les mains d’une élite restreinte qui ne devrait avoir à répondre devant personne — parce qu’elle dirigerait au nom d’un plan supérieur légitimé ou par Dieu ou par la gloire de l’histoire arabe. Le secret de la réussite de l’État islamique réside dans la combinaison des contraires, les croyances fanatiques d’un groupe et les calculs stratégiques d’un autre.
Bakr devint progressivement un des chefs militaires en Irak et fut détenu de 2006 à 2008 au camp militaire américain de Bucca et à la prison d’Abu Ghraib. Il survécut aux vagues d’arrestations et d’exécutions menées par les unités spéciales américaines et irakiennes, qui menacèrent en 2010 l’existence même de ce précurseur de l’État islamique qu’était l’État islamique en Irak.
Pour Bakr et nombre d’anciens officiers hauts gradés, cela représentait une opportunité de ramener le pouvoir au sein d’un cercle nettement plus restreint de djihadistes. Ils utilisèrent leur temps au camp Bucca pour établir un large réseau de contacts. Mais les plus hauts dirigeants se connaissaient déjà depuis longtemps. Haji Bakr et un autre officier faisaient partie de la petite unité de services secrets rattachée à la division anti-aérienne. Deux autres leaders de l’État islamique étaient originaires d’une petite communauté de Turkmènes sunnites de la ville de Tal Afar. L’un deux était aussi un officier de haut rang des renseignements.
En 2010, l’idée d’essayer de vaincre militairement les forces du gouvernement irakien semblait dérisoire. Mais une puissante organisation clandestine prit forme à travers des actes de violence et de racket de protection. Quand la révolution contre la dictature du clan Assad explosa en Syrie voisine, les leaders de l’organisation flairèrent une opportunité. Fin 2012, particulièrement dans le nord, les forces gouvernementales autrefois toutes-puissantes avaient été défaites et expulsées. Des centaines de conseils locaux et de brigades rebelles avaient pris leur place, en un mélange anarchique dont personne ne pouvait tracer la structure. C’est cette situation de vulnérabilité que le groupe d’anciens officiers solidement organisé s’attelait à exploiter.
Les tentatives d’expliquer la rapide montée au pouvoir de l’État islamique varient suivant les sources. Les experts du terrorisme voient l’État islamique comme un rejeton d’Al-Qaïda et attribuent le manque d’attaques spectaculaires à ce jour comme un manque d’organisation. Les criminologues voient l’État islamique comme une société mafieuse cherchant à maximiser ses profits. Les chercheurs en sciences humaines attirent l’attention sur les déclarations apocalyptiques des services de communication de l’EI, sa glorification de la mort et la croyance de son implication dans une mission sacrée.
Mais les visions apocalyptique seules ne suffisent pas pour s’emparer de villes et de pays. Les terroristes ne fondent pas de pays et il est improbable qu’un cartel criminel génère suffisamment de passion parmi des partisans à travers le monde pour qu’ils soient disposés à abandonner leur vie pour voyager au « Califat » et éventuellement vers leur mort.
L’État islamique a peu en commun avec ses prédécesseurs comme Al-Qaïda, à part l’étiquette djihadiste. Il n’y a fondamentalement rien de religieux dans ses actions, sa planification stratégique, ses changements d’alliances sans scrupules et ses récits de propagande élaborés avec précision. La foi, même dans ses formes les plus extrêmes, n’est qu’un des nombreux moyens d’arriver à ses fins. La seule maxime constante de l’État islamique est l’expansion du pouvoir à n’importe quel prix.
La mise en œuvre du plan
L’expansion de l’EI a commencé avec une telle discrétion que beaucoup de Syriens, un an après, devaient réfléchir un moment avant de se rappeler quand les djihadistes avaient fait leur apparition parmi eux. Les bureaux de la da’wa qui avaient été ouverts dans de nombreuses villes du nord de la Syrie au printemps 2013 avaient l’air d’anodines officines missionnaires, guère différentes de celles que des œuvres caritatives musulmanes ont ouvert partout dans le monde.
Quand un bureau de la da’wa s’est ouvert à Raqqa, « tout ce qu’ils dirent était que nous étions frères, sans jamais dire un mot sur l’État islamique », rapporte un médecin qui a fui la ville. Au printemps 2013, une agence de la da’wa a également été ouverte à Manbij, une ville progressiste de la province d’Alep. « Au début je ne l’ai même pas remarquée », se rappelle un jeune militant des droits civiques. « Chacun avait le droit d’ouvrir ce qu’il voulait comme bureau. Nous n’aurions jamais suspecté qu’en dehors du régime quiconque puisse nous menacer. Ce n’est que lorsque les combats éclatèrent en janvier que nous avons appris que Daech » (acronyme arabe de l’EI) « avait loué plusieurs appartements où il pouvait stocker des armes et cacher ses hommes. »
La situation était similaire dans les villes d’Al-Bab, Atarib et Azaz. Début 2013, des agences de la da’wa furent aussi ouvertes dans la province avoisinante d’Idlib, dans les villes de Sermada, Atmeh, Kafr Takharim, Al-Dana et Salqin. Aussitôt qu’il avait identifié suffisamment « d’étudiants » qui pourraient être recrutés comme espions, l’EI accrut sa présence. À Al-Dana, des locaux supplémentaires furent loués, des drapeaux noirs hissés et des rues fermées à la circulation. Dans les villes où la résistance était trop importante ou celles où les partisans n’étaient pas en nombre suffisant, l’EI se retirait provisoirement. Au début, son mode opératoire était de s’étendre sans trop s’exposer à une résistance ouverte et d’enlever ou de tuer les « individus hostiles » sans avouer une quelconque implication dans ces abominables pratiques.
Les combattants eux-mêmes restèrent discrets au début. Bakr et l’avant-garde ne les avaient pas fait venir d’Irak, ce qui aurait pourtant été logique. En fait, ils avaient explicitement interdit à leurs combattants irakiens de venir en Syrie. Ils décidèrent aussi de ne recruter que très peu de Syriens. Au lieu de quoi, les chefs de l’EI choisirent l’option la plus compliquée : ils décidèrent de regrouper tous les éléments radicaux étrangers qui se rendaient dans cette région depuis l’été 2012. Des étudiants d’Arabie saoudite, des employés de bureau de Tunisie et des déscolarisés d’Europe, tous sans aucune expérience militaire, étaient censés composer une armée avec des Tchétchènes et des Ouzbek aguerris. Cette armée serait basée en Syrie sous commandement irakien.
Dès la fin 2012, des camps militaires avaient été établis dans plusieurs endroits. Initialement, personne ne savait à quel groupe ils appartenaient. Les camps étaient organisés de manière très stricte et les hommes provenaient de quantité de pays différents — et ne parlaient pas aux journalistes. Très peu d’entre eux étaient irakiens. Les nouveaux venus recevaient deux mois d’entraînement et étaient matraqués d’exercices pour devenir inconditionnellement obéissants au commandement central. L’organisation passait inaperçue et offrait également un autre avantage : malgré un départ inévitablement chaotique, ce qui en émergea furent des troupes d’une loyauté sans faille.
Les étrangers ne connaissaient personne hormis leurs camarades, ils n’avaient aucune raison de faire preuve de pitié et pouvaient être rapidement déployés à différents endroits. Ceci contrastait fortement avec les rebelles syriens qui se concentraient sur la défense de leurs villes de résidence, devaient s’occuper de leur famille et aider aux récoltes. À l’automne 2013, les registres de l’EI comptaient 2 650 combattants dans la seule province d’Alep. Sur le total, les Tunisiens en représentaient un tiers, suivis des Saoudiens, des Turcs, des Égyptiens et, en plus petit nombre, des Tchétchènes, des Européens et des Indonésiens.
Par la suite, les cadres djihadistes ont été désespérément dépassés en effectifs par les rebelles syriens. Toutefois, même si les rebelles se méfiaient des djihadistes, ils n’unirent pas leurs forces pour défier l’EI parce qu’ils ne voulaient pas courir le risque d’ouvrir un deuxième front. Néanmoins l’État islamique augmenta son pouvoir avec un simple stratagème : les hommes se montraient le visage toujours couvert d’un masque noir, ce qui non seulement les rendait terrifiants d’apparence mais signifiait aussi que personne ne pouvait savoir combien ils étaient en réalité. Quand des groupes de 200 combattants surgissaient, l’un après l’autre, dans cinq endroits différents, cela voulait-il dire que l’EI avait 1 000 hommes ? Ou 500 ? Ou juste un peu plus de 200 ? De surcroît, des espions veillaient à ce que la direction de l’EI fut constamment informée des points de faiblesse ou de division au sein de la population ou encore de conflit locaux, permettant ainsi à l’EI de se proposer comme une puissance de protection, afin de s’implanter dans la place.
La prise de Raqqa
Raqqa, autrefois ville de province endormie sur les rives de l’Euphrate, devait devenir le prototype de la conquête totale de l’EI. L’opération a commencé avec une certaine subtilité, avant de devenir de plus en plus brutale et, à la fin, l’EI l’a emporté sur des adversaires de plus en plus nombreux, en se battant à peine. « Nous n’avons jamais été très politiques », expliquait un médecin qui avait fui Raqqa pour la Turquie. « Nous n’étions pas très religieux et nous ne priions guère. »
Quand Raqqa est tombée aux mains des rebelles en mars 2013, un conseil municipal a vite été formé. Des avocats, des médecins et des journalistes se sont organisés. Des groupes de femmes ont été constitués. L’Assemblée de la jeunesse libre a été fondée, ainsi que le mouvement « Pour nos droits » et des dizaines d’autres initiatives. Tout semblait possible à Raqqa. Mais aux yeux de certains qui fuyaient la ville, cela marqua aussi le début sa chute.
Conformément au plan de Haji Bakr, la phase d’infiltration a été suivie par l’élimination de chaque leader ou opposant potentiel. La première victime a été le chef du conseil municipal, qui a été enlevé à la mi-mai 2013 par des hommes masqués. La deuxième personne à disparaître a été le frère d’un romancier connu. Deux jours plus tard, le dirigeant du groupe qui avait peint un drapeau révolutionnaire sur les murs de la ville s’est évaporé.
« Nous avions une idée de qui l’avait enlevé », explique un de ses amis, « mais plus personne n’osait faire quoi que ce soit ». Le système de terreur s’instaura progressivement. A partir de juillet, des dizaines, puis des centaines de personnes disparurent. Parfois on retrouvait leur corps, mais en général ils disparaissaient sans laisser de traces. En août, les chefs militaires de l’EI envoyèrent plusieurs voitures conduites par des kamikazes vers le quartier général des brigades de la ASL [Armée Syrienne Libre], les « Petits-fils du prophète » , tuant des dizaines de combattants et faisant fuir le reste. Les autres rebelles se contentaient de regarder. La direction de l’EI avait établi un réseau d’accords secrets avec les brigades afin que chacun pense que seuls les autres pouvaient être la cible d’attaques de l’EI.
Le 17 octobre 2013, l’État Islamique convoqua à une réunion tous les dirigeants civils, les religieux et les avocats de la ville. A ce moment-là certains pensaient qu’il pouvait s’agir là d’un geste de conciliation. Parmi les 300 personnes qui assistèrent à la réunion, deux seulement protestèrent contre la prise de contrôle en cours, les enlèvements et les meurtres commis par l’EI.
L’un des deux était Muhannad Habayebna, journaliste et militant pour les droits civiques bien connu dans la ville. On le trouva cinq jours plus tard, ligoté et exécuté d’une balle dans le crâne. Ses amis reçurent un courriel anonyme avec une photo de son cadavre. Le message se réduisait à une seule phrase : « As-tu de la peine pour ton ami maintenant ? » En quelques heures une vingtaine de chefs de l’opposition s’enfuirent en Turquie. La révolution était terminée à Raqqa.
Peu de temps après, les 14 chefs des principaux clans prêtèrent serment d’allégeance à l’émir Abu Bakr al-Baghdadi. Il y a même un film de la cérémonie. Il y avait là les cheikhs des mêmes clans qui avaient juré loyauté indéfectible au président syrien Bachar el-Assad à peine deux ans auparavant.
La mort de Haji Bakr
Jusqu’à la fin 2013, tout se déroulait selon le plan de l’État Islamique ou du moins selon celui de Haji Bakr. Le califat s’étendait de village en village sans guère rencontrer de résistance unifiée de rebelles syriens. En effet, les rebelles semblaient paralysés face au sinistre pouvoir de l’EI.
Mais quand les sbires de l’EI eurent brutalement torturé à mort un chef rebelle qui était un médecin apprécié, en décembre 2013, quelque chose d’inattendu survint : dans tout le pays des brigades syriennes — laïques ou appartenant au front radical al-Nosra — se sont liguées pour combattre l’État islamique. En attaquant l’EI partout en même temps, elles ont réussi à priver les islamistes de leur avantage tactique — celui de pouvoir déplacer rapidement des unités là où elles étaient le plus urgemment nécessaires.
En quelques semaines, l’EI a été chassé d’une grande partie du nord de la Syrie. Même Raqqa, la capitale de l’État islamique, était presque tombée, quand 1300 combattants de l’EI sont arrivés d’Irak. Mais ils ne se sont pas joints à la bataille. Ils ont plutôt employé une ruse, se rappelle le médecin qui a fuit. « Dans Raqqa, il y avait de si nombreuses brigades sur le terrain que personne ne savait exactement où se trouvaient les autres. Soudain, un groupe habillé en rebelles a commencé à tirer sur les autres rebelles. Ils se sont simplement tous enfuis. »
Une petite mascarade toute bête a aidé les combattants de l’EI à remporter la victoire : simplement remplacer leurs vêtements noirs par des jeans et des blousons. Ils ont fait la même chose dans la ville frontalière de Jerablus. Ailleurs et à plusieurs occasions, les rebelles ont capturé des conducteurs de véhicules-suicide de l’EI. Les conducteurs leur demandaient, surpris : « Vous êtes sunnites aussi ? Notre émir m’a dit que vous étiez des infidèles de l’armée d’Assad. »
Une fois achevée, l’image semble absurde : les instruments auto-proclamés de Dieu sur terre qui vont conquérir un futur empire temporel, mais avec quoi ? Avec des tenues de ninja, des ruses minables et des cellules d’espionnage camouflées en bureaux de missionnaires. Pourtant cela a marché. L’EI a gardé Raqqa et a réussi à reconquérir certains de ses territoires perdus. Mais c’est arrivé trop tard pour le grand architecte Haji Bakr.
Haji Bakr était resté à l’arrière dans la petite ville de Tal Rifaat, que l’EI contrôlait depuis longtemps. Mais quand les rebelles ont attaqué à la fin janvier 2014, il n’a pas fallu plus de quelques heures à la ville pour se diviser. Une moitié est restée sous la domination de l’EI, tandis que l’autre en a été libérée par l’une des brigades locales. Haji Bakr s’est trouvé coincé dans la mauvaise moitié. En outre, pour rester incognito, il n’avait pas voulu se rendre au quartier général, très bien gardé, de l’EI. Et c’est alors que le parrain du mouchardage a été mouchardé par un voisin. « Un cheikh de Daech vit à côté ! », cria-t-il. Un commandant local du nom d’Abdelmalik Hadbe et ses hommes se rendirent chez Bakr. Une femme ouvrit brusquement la porte et dit de but en blanc : « Mon mari n’est pas là. »
Mais sa voiture est garée devant, ont répliqué les rebelles.
A cet instant, Haji Bakr est apparut à la porte en pyjama. Hadbe lui ordonna de le suivre, sur quoi Bakr protesta qu’il voulait s’habiller. Non, répéta Hadbe : « Viens avec nous ! Immédiatement ! »
D’une souplesse surprenante pour quelqu’un de son âge, Bakr bondit en arrière et ferma la porte d’un coup de pied, selon les deux personnes qui ont assisté à la scène. Il se cacha ensuite sous l’escalier et cria : « J’ai une ceinture d’explosifs, je vais tous nous faire sauter ! » Il sortit ensuite avec une kalachnikov et se mit à tirer. Habde alors fit feu et tua Bakr.
Plus tard, lorsque ces hommes ont appris qui ils avaient tué, ils ont fouillé la maison, ramassé les ordinateurs, les passeports, des cartes SIM de téléphones mobiles, un appareil GPS et, plus important encore, des documents. Nulle part, ils n’ont trouvé de Coran.
Haji Bakr mort, les rebelles locaux ont arrêté et détenu sa femme que, plus tard, ils ont échangée contre des otages turcs à la demande d’Ankara. Les précieux papiers de Bakr sont restés dissimulés plusieurs mois dans une chambre.
La seconde cachette de documents
L’État de Bakr a continué à fonctionner même sans son créateur. La façon précise dont ses plans ont été appliqués — point par point — est confirmée par la découverte d’un autre dossier. Lorsque l’EI a été contraint d’abandonner rapidement son quartier général d’Alep en janvier 2014, ils ont essayé de brûler leurs archives, mais ils se sont heurtés à un problème similaire à celui qu’avait connu la police secrète de l’Allemagne de l’Est 25 ans plus tôt : ils avaient trop de dossiers.
Certains sont restés intacts et sont tombés aux mains de la brigade al-Tawid, le plus grand groupe rebelle d’Alep à l’époque. Après de longues négociations, le groupe a accepté de mettre les documents à disposition de Spiegel avec un droit exclusif de publication — tout sauf une liste d’espions de l’EI à l’intérieur d’al-Tawid.
Un examen des centaines de pages de documents révèle un système très complexe impliquant la surveillance de tous les groupes, y compris les membres de l’EI. Les archivistes djihadistes conservaient de longues listes mentionnant les informateurs qu’ils avaient installés dans telle ou telle brigade rebelle et milice gouvernementale. Il était même indiqué qui parmi les rebelles espionnait pour les services de renseignement d’Assad.
« Ils en savaient plus que nous, beaucoup plus », a déclaré le dépositaire des documents. On y trouvait les dossiers personnels de combattants, y compris les lettres détaillées de candidatures d’étrangers entrants, comme le Jordanien Abou Nidal Eysch. Ce dernier donnait la liste de ses contacts avec des terroristes, y compris leurs numéros de téléphone, et le numéro de dossier d’une affaire criminelle instruite contre lui. Ses passe-temps étaient également cités : la chasse, la boxe, la fabrication de bombes.
L’EI voulait tout savoir, mais en même temps, le groupe voulait tromper tout le monde sur ses buts véritables. Un rapport de plusieurs pages, par exemple, donne soigneusement la liste de tous les prétextes dont l’EI pourrait se servir pour justifier la prise de la plus grande minoterie du pays, au nord de la Syrie. Il comprenait, entre autres justifications, des détournements de fonds, des conduites impies de la part des ouvriers. La réalité — il fallait s’emparer de toutes les unités de production stratégiquement importantes, comme les boulangeries industrielles, les silos à grain et les génératrices, et envoyer leurs équipements à Raqqa, la capitale officieuse du califat — devait rester secrète.
Maintes et maintes fois les documents révèlent les conséquences des plans de Haji Bakr concernant la création de l’EI — par exemple encourager les mariages dans des familles influentes. Les dossiers d’Alep comprenaient également une liste de 34 combattants qui voulaient des épouses, en plus d’autres demandes pour leur vie quotidienne. Abu Luqman et Abu Yahya al-Tunis indiquaient par exemple qu’ils avaient besoin d’un appartement. Abu Suheib et Abu Ahmed Osama demandaient des meubles de chambre à coucher. Abu al-Baraa al Dimaschqi réclamait une aide financière, en plus d’un mobilier complet, tandis que Abu Azmi voulait une machine à laver entièrement automatique.
Changement d’alliances
Mais dans les premiers mois de 2014, un autre héritage de Bakr se mit alors à jouer un rôle décisif : sa décennie de contacts avec les services de renseignement d’Assad.
En 2003, le régime de Damas fut pris de panique à l’idée que le président d’alors, George W. Bush, après sa victoire sur Saddam Hussein, pourrait laisser ses troupes continuer en Syrie pour renverser Assad de la même manière. Ainsi, les années suivantes, les responsables du renseignement syrien ont organisé le transfert de milliers de radicaux de Libye, d’Arabie saoudite et de Tunisie vers Al-Qaïda en Irak. Quatre-vingt-dix pour cent des kamikazes sont entrés en Irak via la Syrie. Une étrange relation s’est développée entre des généraux syriens, des djihadistes internationaux et d’anciens officiers irakiens qui avaient été loyaux envers Saddam — une entreprise commune d’ennemis jurés, qui se rencontrèrent à maintes reprises à l’ouest de Damas.
A cette époque le but principal était de transformer en enfer la vie des Américains en Irak. Dix ans après, Bachar el-Assad avait une autre raison de redonner vie à cette alliance : il voulait se présenter au monde entier comme un moindre mal. La terreur islamique, la plus est horrible étant préférable, était trop importante pour être laissée aux mains des terroristes. Les relations du régime avec l’État islamique sont — comme avec son prédécesseur dix ans auparavant — marquées d’un pragmatisme complètement tactique. Chaque partie essaie d’utiliser l’autre dans l’espoir qu’elle va en sortir plus forte, capable de vaincre le discret collaborateur d’hier. Inversement, les dirigeants de l’EI n’avaient aucun scrupule à recevoir l’aide des forces aériennes d’Assad, en dépit de tous les engagements du groupe à anéantir les chiites apostats. A partir de janvier 2014, des avions syriens auraient régulièrement — et exclusivement — bombardé les positions rebelles et leurs quartiers généraux pendant les combats entre l’EI et les troupes rebelles.
En janvier 2014, au cours des batailles entre l’EI et les rebelles, les jets d’Assad ont régulièrement bombardé des positions rebelles seulement, tandis que l’émir de l’État islamique a ordonné à ses combattants de s’abstenir de tirer sur l’armée. Cet arrangement a laissé beaucoup de combattants étrangers profondément désillusionnés; ils avaient imaginé le djihad différemment.
L’EI a déployé tout son arsenal contre les rebelles, en envoyant plus de kamikazes en quelques semaines que durant toute l’année précédente contre l’armée syrienne. Grâce en partie aux frappes aériennes, l’EI a pu reconquérir le territoire qu’il avait brièvement perdu.
Rien n’illustre mieux le renversement d’alliances tactiques que le destin de la 17e division de l’armée syrienne. La base isolée près de Raqqa était assiégée par des rebelles depuis plus d’un an. Puis des unités de l’EI défirent les rebelles et l’armée de l’air d’Assad fut à nouveau en mesure d’utiliser cette base pour des vols de ravitaillement sans avoir à craindre d’attaques.
Mais six mois plus tard, après la conquête de Mossoul par l’EI et sa mainmise sur un énorme dépôt d’armes qui s’y trouvait, les djihadistes se sont sentis assez forts pour attaquer ceux qui les avaient aidés autrefois. Les combattants de l’EI ont mis en déroute la 17e division et ont massacré les soldats qu’ils avaient, peu de temps auparavant, protégés.
Ce que l’avenir pourrait réserver
Les revers essuyés par l’EI dans les derniers mois — la défaite dans le combat pour l’enclave kurde de Kobané et, plus récemment, la perte de la ville irakienne de Tikrit, ont donné l’impression d’une fin de règne pour l’État islamique. Comme si, dans sa mégalomanie, à trop vouloir en faire, il avait perdu son mysticisme, battait en retraite et allait rapidement disparaître. Mais cette sorte d’optimisme forcé est prématuré. Même si l’EI a perdu de nombreux combattants, il continue cependant à étendre son pouvoir en Syrie.
Les expériences djihadistes de gouvernement d’un territoire spécifique ont, il est vrai, échoué dans le passé, surtout d’ailleurs parce que ceux qui s’y sont essayés ne savaient pas administrer une région, voire un État. C’est exactement de cette faiblesse que les dirigeants de l’EI ont depuis longtemps été conscients — et qu’ils ont éliminée. À l’intérieur du « Califat » ceux qui ont le pouvoir ont construit un régime plus stable et plus souple qu’il semble être vu de l’extérieur.
Abu Bakr al-Baghdadi passe pour le dirigeant officiel, mais on ne connaît pas précisément l’étendue de ses pouvoirs. En tout cas, quand un émissaire du chef d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, a contacté l’EI, c’est Haji Bakr et d’autres officiers du renseignement, et non al-Baghdadu, qu’il a approchés. Par la suite, cet émissaire s’est plaint de « ces serpents et de ces imposteurs qui trahissent le vrai djihad ».
Au sein de l’EI, on trouve des structures, une bureaucratie et des autorités étatiques. Mais on trouve aussi une structure de commandement parallèle : des unités d’élite à côté des troupes classiques ; des commandants supplémentaires à côté du chef militaire en titre Omar al-Shishani ; des éminences grises qui déplacent ou éloignent les émirs des villes ou des provinces et les font même disparaître à la demande. Mais il y a plus : les décisions devraient être prises par les conseils traditionnels, littéralement la plus haute instance décisionnaire. Au lieu de cela, elles sont prises par les « gens qui déposent et élisent » (ahl al-hall wa-l-aqd), une structure clandestine dont le nom est emprunté à l’Islam médiéval.
L’État islamique est capable d’identifier toutes sortes de révoltes internes et de les étouffer. En même temps, sa structure hermétique de surveillance lui est aussi utile pour exploiter financièrement ses sujets.
Les frappes aériennes menée par la coalition dirigée par les États-Unis ont peut-être détruit des puits de pétrole et des raffineries. Mais personne ne peut empêcher les autorités financières du Califat d’extorquer de l’argent aux millions d’habitants des régions contrôlées par l’EI — sous forme de taxes nouvelles, d’impôts ou simplement par la confiscation de propriétés. Après tout, l’EI sait tout grâce à ses espions et grâce aux données récoltées auprès des banques, des bureaux de cadastre et des bureaux de change. Il sait qui possède quelles maisons et quels champs ; il sait qui possède beaucoup de moutons ou beaucoup d’argent. Les sujets peuvent être malheureux, mais ils n’ont guère le loisir de s’organiser, de s’armer et de se révolter.
Alors que l’Occident concentre son attention en premier lieu sur la possibilité d’attaques terroristes, on a sous-estimé un scénario différent : l’imminence d’une guerre intra-musulmane entre chiites et sunnites. Un tel conflit permettrait à l’EI de passer du rang d’organisation terroriste honnie à celui de pouvoir central.
Dès aujourd’hui les lignes de front en Syrie, en Irak et au Yémen suivent cette ligne confessionnelle, avec des Afghans chiites se battant contre des Afghans sunnites en Syrie et l’EI profitant de la barbarie et de la brutalité des milices chiites en Irak. Si cet ancien conflit islamiste continue à s’amplifier, il pourrait déborder dans les États de confessions mixtes tels que l’Arabie saoudite, le Koweït, Bahreïn et le Liban.
Dans ce cas, la propagande de l’EI annonçant la venue de l’apocalypse pourrait devenir une réalité. Dans son sillage, une dictature absolue au nom de Dieu pourrait être instaurée.
Source Spiegel.de, 18 avril 2015
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.